Les travailleuses migrantes ont encore des obstacles pour accéder à l’avortement

OTTAWA — Bien qu’elle ait aidé plusieurs travailleuses migrantes à accéder aux services d’avortement au Canada, Evelyn Encalada Grez dit qu’une femme en particulier lui vient à l’esprit. 

Elle se souvient d’une femme migrante qui avait «tellement peur d’être découverte qu’elle devait être emmenée par quelqu’un d’autre à l’extérieur de la ferme pour un rendez-vous médical». Encalada Grez, qui est chercheuse transnationale et défenseure des travailleuses migrantes, étudie le sujet depuis plus de 20 ans.

Elle se rappelle qu’il pleuvait le jour où elle est venue chercher la femme pour l’amener à Toronto afin de rencontrer des travailleurs de la santé qui pourraient pratiquer l’intervention. 

La femme était tellement inquiète d’être vue, qu’elle a rencontré Encalada Grez loin de la ferme de la région de Niagara où elle travaillait.

«Quand je l’ai rencontrée à l’endroit désigné où nous avions convenu le rendez-vous, elle était (complètement) trempée, et je me suis dit: ‘pourquoi ai-je l’impression de faire quelque chose de mal?’», se souvient Encalada Grez.

«Et si elle n’avait pas d’ami ou ne connaissait personne qui fait ce type de travail de terrain, que serait-il arrivé à elle et à sa vie?»

Cette expérience est similaire à beaucoup d’autres qu’Encalada Grez a vécues en emmenant des travailleuses migrantes pour accéder à un avortement. Déménager en secret hors d’une propriété agricole ressemble à organiser un cambriolage.

Les femmes migrantes au Canada font face à de profonds obstacles pour accéder aux soins de santé, surtout lorsqu’il s’agit de grossesse. Elles cachent souvent leurs grossesses, car si les employeurs le découvrent, ils peuvent les renvoyer chez elles ou refuser de les embaucher la saison prochaine. 

Les travailleuses vivent généralement sur la propriété de leur employeur et n’ont pas l’intimité nécessaire pour se faire soigner discrètement. Beaucoup vivent dans des zones rurales reculées où l’accès à l’avortement est déjà rare et où les transports sont difficiles à trouver. Et elles font face au défi supplémentaire de ne pas pouvoir recevoir de soins de santé dans leur langue maternelle.

Un autre obstacle majeur est le coût, a déclaré Elene Lam, directrice exécutive de Butterfly, une organisation de travailleuses du sexe, de professionnels sociaux, juridiques et de la santé qui défend les droits des travailleuses du sexe asiatiques et migrantes.

Les travailleuses migrantes pour lesquelles Mme Lam plaide n’ont généralement pas de couverture de soins de santé provinciale et doivent payer de leur poche, a-t-elle déclaré. Selon le stade de la grossesse, cela peut coûter entre quelques centaines de dollars et jusqu’à 1500 $.

S’abstenir de relations sexuelles.

De nombreuses travailleuses migrantes peuvent accéder aux soins de santé publics, mais pas toutes, a expliqué Lindsay Larios, professeure adjointe à l’Université du Manitoba, qui étudie la migration précaire et la justice reproductive.

Cela peut être dû au fait qu’elles ont besoin d’attendre la période de trois mois après leur arrivée, période pendant laquelle elles doivent compter sur une assurance privée. Pour l’obtenir, il est nécessaire que leurs employeurs déposent des documents qui ne sont parfois pas complétés.

S’ils sont confrontés à des problèmes de renouvellement de permis de travail ou de visas, cela peut également signifier une interruption de leur statut d’immigration.

En ce qui concerne l’avortement, il y a beaucoup de stigmatisation autour des travailleuses migrantes ayant des relations intimes ou sexuelles, indique Mme Larios.

Elle a cité des recherches qui montrent que les travailleuses migrantes se font dire par des fonctionnaires de leur pays d’origine ou du Canada, ou encore par leurs employeurs, qu’ils doivent s’abstenir de relations sexuelles.

«Les travailleuses eux-mêmes estiment qu’il existe un risque réel pour leur travail – par exemple, ne pas être réembauchées l’année suivante – si elles sont considérées comme des employées problématiques qui transgressent cette politique non officielle acceptée», a-t-elle expliqué. 

Malgré le fait que la pilule abortive, la mifépristone, soit devenue disponible au Canada au début de 2017, cela ne veut pas dire un meilleur accès à l’avortement pour les travailleuses migrantes», ont déclaré Mmes Larios et Lam.

Ce traitement, également connu sous le nom d’avortement médicamenteux, peut être effectué en toute sécurité à domicile plutôt que de nécessiter un voyage dans une clinique ou un hôpital, mais cela exige toujours une ordonnance d’un médecin et coûte des centaines de dollars si un patient doit payer de sa poche, indique Mme Larios.

La directrice exécutive de Planned Parenthood Toronto, Mohini Datta-Ray, a souligné que l’avortement médicamenteux a des effets très inconfortables. Cela provoque beaucoup de crampes, de saignements, de douleurs, et est très handicapant pendant environ une semaine, a-t-elle détaillé.

Parce que les travailleuses migrantes n’ont pas beaucoup de protection par rapport à leur santé et qu’il faut peu de temps pour les expulser pour une maladie, un handicap ou un autre scénario qui les rend moins précieux aux yeux de l’employeur, «ce n’est tout simplement pas la solution à laquelle (elles) pensent à première vue», si elles sont dans cette situation, a mentionné Mme Datta-Ray.

Si le gouvernement fédéral se soucie de l’accès à l’avortement, il pourrait accorder un «statut pour tous», une campagne visant à accorder la résidence permanente à toutes les travailleuses migrantes temporaires et aux familles ayant un statut juridique précaire, a déclaré Frédérique Chabot, directrice de la promotion de la santé à Action Canada pour la santé sexuelle et droits.

Action Canada appuie la demande parce qu’il sait que sans cela, les gens continueront à se passer d’avortement, a déclaré Mme Chabot.

Encalada Grez croit que le gouvernement doit réformer les programmes de travailleurs étrangers temporaires afin que les employés ne soient pas liés à un employeur et puissent avoir la liberté d’aller ailleurs, réduisant ainsi le risque d’exploitation.

«Nous devons être plus responsables envers les personnes que le Canada fait venir», a-t-elle mentionné. 

Le bureau de Carla Qualtrough, ministre de l’Emploi et du Développement de la main-d’œuvre, n’a pas encore répondu à une demande de commentaire.