Le chef de la défense avait obtenu des mises en garde sur la vaccination obligatoire

OTTAWA — Le commandant des Forces armées canadiennes (FAC) a été averti par ses principaux conseillers juridiques et médicaux l’année dernière qu’il n’était pas nécessaire d’exiger que tous les soldats soient vaccinés contre la COVID-19 ⁠—  et que cela risquait de ne pas constituer une mesure contraignante en vertu du droit.

Le message a été remis au chef d’état-major de la défense, le général Wayne Eyre, dans une note d’information d’août 2021, deux mois avant que le ministre de la Défense de l’époque, Harjit Sajjan, ne lui demande d’imposer une exigence de vaccin à toutes les troupes.

Dans deux entrevues distinctes avec La Presse Canadienne, le chef de la défense a décrit la note d’information comme l’un des nombreux avis juridiques reçus avant de rendre son ordonnance en octobre 2021.

«Nous recevons beaucoup d’avis juridiques, mais nous ne pouvons pas permettre qu’un seul avis juridique nous empêche de faire ce qu’il faut, a déclaré le général Eyre. Et ici, la bonne chose est d’assurer notre préparation opérationnelle afin que nous puissions protéger le Canada et les intérêts canadiens dans le monde.»

Cependant, Catherine Christensen, une avocate d’Edmonton qui a obtenu la note d’information par le biais de la Loi sur l’accès à l’information, a soutenu que le document montre que la directive de M. Eyre était essentiellement de nature politique.

La note d’information du 27 août 2021 a été présentée à M. Eyre par le major-général Trevor Cadieu, qui était à l’époque l’un des conseillers stratégiques du chef de la défense. Elle a été préparée «en étroite collaboration» avec de hauts responsables des affaires médicales, juridiques, politiques et publiques et elle intègre une analyse juridique du ministère de la Justice.

Citant des inquiétudes concernant une quatrième vague de la COVID-19 provoquée par le variant Delta, les conseillers ont noté les avantages de la vaccination dans la prévention de la propagation de la maladie, ajoutant que les ordonnances de vaccination «pourraient être efficaces pour augmenter les taux de couverture».

Ils ont également décrit que le but d’une exigence fédérale plus large en matière de vaccination serait «non seulement de protéger la santé publique, mais aussi pour le gouvernement fédéral de faire preuve de leadership et d’aider à la reprise économique».

Le 13 août 2021, le gouvernement libéral avait annoncé l’instauration de la vaccination obligatoire pour les fonctionnaires fédéraux, ainsi que les travailleurs et les voyageurs dans le secteur des transports sous réglementation fédérale.

La note de service suggérait qu’une politique universelle n’était pas nécessaire pour protéger la santé des Forces armées canadiennes, étant donné que plus de 90 % de ses membres étaient déjà vaccinés à ce moment-là.

La première analyse a souligné que «le niveau de risque juridique» pour une politique de vaccination obligatoire contre la COVID-19 dépendrait des derniers détails, ainsi que «de la force de la justification de la santé publique et de la manière dont la politique sera mise en œuvre».

Elle indique que cela inclurait toutes les mesures d’adaptation et d’atténuation pour ceux qui ne peuvent pas ou, notamment, ne veulent pas être vaccinés, afin d’aider à se défendre contre les contestations en vertu de la Charte des droits et libertés.

Les conseillers ont également prévenu que les membres des FAC pourraient essayer de repousser la vaccination obligatoire pour des raisons de sécurité. À ce moment-là, Santé Canada avait autorisé les vaccins contre la COVID-19 en vertu d’un arrêté provisoire spécial en raison de la nature urgente de la pandémie.

«Avant l’approbation complète des vaccins en vertu du Règlement sur les aliments et drogues du Canada, les membres des FAC auxquels on a ordonné de recevoir la vaccination contre la COVID-19 pourraient faire valoir qu’on leur ordonne d’accepter une nouvelle substance médicale potentiellement dangereuse dans leur corps», peut-on lire dans la note.

L’ordonnance provisoire, qui a expiré en septembre 2021, a permis au gouvernement d’autoriser les vaccins plus rapidement que la normale lorsque les avantages étaient jugés supérieurs aux risques.

Dans leur note, les conseillers du général Eyre ont cité le cas de l’ancien sergent Mike Kipling, qui a été inculpé en 1998 en vertu de l’article 126 de la Loi sur la défense nationale, qui permet à l’armée d’accuser les membres qui «délibérément et sans excuse raisonnable» refusent un ordre de se faire vacciner.

M. Kipling avait reçu l’ordre de prendre un vaccin contre l’anthrax alors qu’il servait au Koweït, mais a refusé, car il considérait la substance comme dangereuse. Le vaccin n’était pas homologué pour une utilisation au Canada. Un juge militaire a finalement statué en faveur de M. Kipling, convenant que ses droits en vertu de la Charte avaient été violés. Les Forces ont fait appel et une nouvelle cour martiale a été ordonnée, mais l’armée a décidé d’abandonner les poursuites.

Des départs volontaires

M. Eyre a été informé que le personnel militaire qui refusait une ordonnance de vaccination pouvait être inculpé de la même manière en vertu du droit militaire, mais «il existe un risque important à ordonner aux membres des FAC d’accepter la vaccination contre la COVID-19, car cela peut ne pas constituer un ordre légal», peut-on lire.

La note de service mentionne également qu’une obligation pour les forces armées «ne serait pas seulement de nature punitive, mais irait également à l’encontre des efforts fructueux déployés à ce jour pour encourager une adoption volontaire maximale du vaccin contre la COVID-19». Les conseillers ont suggéré que l’armée partage son approche volontaire avec d’autres ministères fédéraux en tant que «meilleure pratique».

Les conseillers ont conclu en exprimant leur soutien à l’intention du gouvernement fédéral d’introduire une politique de preuve de vaccination, mais ont de nouveau soutenu que le déploiement nécessiterait une «planification prudente» qui tienne compte des défis qu’ils ont décrits.

Le général Eyre a d’abord ordonné à tous les membres de l’armée canadienne d’attester qu’ils avaient été entièrement vaccinés contre la COVID-19 le 6 octobre 2021.

Plutôt que d’accuser ceux qui ont refusé de se conformer, l’armée a forcé environ 300 membres non conformes à retirer leur uniforme en utilisant un processus administratif appelé une libération 5F qui les déclare inaptes au service.

Une centaine de soldats sont partis volontairement. Des centaines d’autres ont fait inscrire des censures permanentes sur leurs dossiers. En dehors de l’armée, la plupart des employés fédéraux ont été autorisés à partir en congé sans solde et ont repris leur poste après la suspension de l’obligation en juin.

La politique de vaccination des Forces armées permet des exemptions pour des raisons médicales, des croyances religieuses ou tout autre motif de discrimination en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, à déterminer au cas par cas. Fin avril, une commission parlementaire a appris que plus de 1300 membres avaient demandé des exemptions, mais que près de 1000 avaient été refusées.

Éviter les tribunaux

Le lieutenant-colonel à la retraite Rory Fowler, qui est maintenant avocat spécialisé dans les affaires militaires, a déclaré que la décision d’utiliser les libérations 5F au lieu d’inculper les soldats non vaccinés signifie que les forces armées n’ont pas à défendre la légalité de l’ordonnance devant les tribunaux.

Et bien que les troupes puissent déposer un grief, il faut actuellement environ trois ans pour qu’une affaire soit entendue – le chef de la défense servant d’autorité finale.

Me Christensen, qui représente un certain nombre de ces soldats non-vaccinés qui ont perdu leur emploi, a déclaré qu’elle pense que la note d’information explique pourquoi l’armée utilise les versions 5F au lieu d’inculper ceux qui refusent de se conformer à l’ordre du général.

«Ils ne voulaient pas que leur politique de vaccination obligatoire universelle soit contestée devant les tribunaux», estime Mme Christensen. Selon elle, M. Eyre avait le pouvoir «d’ordonner à tout le monde d’être vacciné. Point final». «Ensuite, s’ils ne voulaient pas être vaccinés, ils devaient trouver une excuse raisonnable devant la cour martiale», ajoute-t-elle. 

M. Fowler a déjà fait part de ses inquiétudes quant au fait que l’armée tente de punir les soldats sans impliquer les tribunaux dans d’autres situations. Il pense qu’il existe des questions légitimes sur la légalité de la vaccination obligatoire qui devrait être testée devant les tribunaux.

M. Eyre et son bureau n’ont pas dit exactement pourquoi cette décision a été prise. Son bureau a déclaré dans un communiqué que «les mesures administratives et le processus de révision administrative étaient considérés comme l’approche la plus appropriée».

Lorsqu’on lui a demandé si la décision d’éviter les tribunaux était le résultat de préoccupations concernant la légalité de son ordonnance, M. Eyre a répondu: «Pas du tout. Nous avons eu de nombreux avis juridiques.»

Même si le ministre Sajjan lui avait ordonné d’inclure les forces armées dans une ordonnance plus large du gouvernement fédéral à ce moment, le chef de la défense a également déclaré: «J’étais d’accord à ce moment-là, j’ai donné l’ordre.»

«Ne vous y trompez pas, c’est mon ordre», a-t-il dit.